10 ans après la révolte des quartiers, la Marche pour la Dignité

Il y a 10 ans, des émeutes ? Non une révolte !

En 2005, les quartiers populaires se sont révoltés suite à la mort de Zyed et Bouna électrocutés dans un transformateur électrique où ils s’étaient réfugiés pour fuir la police. Après Clichy-Sous-Bois et Montfermeil, plus de 400 quartiers seront concernés au final. Pendant 3 semaines, les jeunes des quartiers populaires se donneront rendez-vous dans la rue à la tombée de nuit pour exprimer leur ras-le-bol. Cela faisait longtemps que la révolte couvait. Les habitants des quartiers déjà frappés de plein fouet par la crise se retrouvaient en plus confrontés au mépris et aux provocations racistes à répétition de l’Etat avec un N.Sarkozy en appelant au « Karcher » contre la « racaille ». Et les révoltes se sont achevées sur une autre provocation de l’Etat qui imposa alors  le couvre-feu en réactivant une loi de 1955 qui instaurait l’état d’urgence au moment de la guerre d’Algérie. De lourdes condamnations ont été prononcées à la chaîne, souvent dans des conditions ne permettant pas aux personnes poursuivies de s’assurer une défense convenable. Et rares ont été les voix même à gauche qui se sont levées pour demander l’amnistie des « émeutiers » ainsi condamnés.

10 ans après, la marche pour la Dignité, un sursaut militant et politique

A l’occasion des 10 ans du soulèvement des quartiers populaires, Samedi 31 octobre 2015 près de 10000 personnes ont marché derrière une banderole qui demandait « Dignité, Justice, Réparation ».   A l’origine de cette marche, un appel initié par Amal Bentounssi (« urgence notre police assassine ! »), soutenu par Angela Davis, un collectif « Marche des femmes pour la dignité » (Mafed) et une multitude d’organisations de l’immigration et des quartiers populaires. Résultat, des jeunes, des moins jeunes de la région parisienne, mais aussi de Lyon, de Grenoble, de Strasbourg, de Lille , de Marseille…ont répondu à cet appel à la mobilisation comme il y a 30 ans (Marche pour l’Egalité et contre le Racisme) « contre l’humiliation quotidienne, contre le mépris, contre l’islamophobie, la négrophobie, la rromophobie, galopantes, contre les crimes policiers ».

Ce qui est le plus frappant dans cette marche, ce n’est pas uniquement le nombre relativement important de manifestants pour une initiative de ce type, proprement politique et non sectorielle par exemple en réponse à une loi où à un évènement particulier mais c’est aussi son dynamisme et le profil des « marcheurs » et des « marcheuses » avec une forte présence des jeunes et des populations qui sont confrontées directement au racisme et qui en retour ciblent directement l’État et ses institutions (l’arbitraire policier, judiciaire et carcéral) ou encore sa politique impérialiste

Les quartiers et leur jeunesse ne sont en tout cas pas le désert politique que certains voudraient nous décrire et les revendications des révoltés de 2005 étaient bien réelles puisqu’elles s’incarnent aujourd’hui par exemple en collectifs contre les violences policières, et que 10 ans après une marche de plusieurs milliers de personne vient couronner une mobilisation. Mais durant ces dernières années, on a vu aussi un renouvellement de l’engagement politique et associatif, aussi fragile soit-il, avec  l’émergence de collectifs comme les « Pas sans Nous » ou de médias alternatifs et autonomes comme le « Bondy Blog ».

Après, le mouvement social des quartiers, les collectifs et associations des quartiers et de l’immigration sont traversés de dynamiques contradictoires comme dans le reste du mouvement social. Et là aussi, le mouvement social  n’arrive pas vraiment à déboucher sur une réponse politique de masse structurée et pérenne. Les associations de l’immigration, les collectifs des quartiers qui ont porté cette marche malgré leur réelle légitimité sur le terrain ont encore du mal à faire converger des luttes spécifiques et à créer des cadres de mobilisation pérennes capable de mobiliser massivement les populations des quartiers populaires.

La crise économique et l’austérité ont fait des dégâts

Il est vrai que les conditions économiques n’aident pas. Depuis 2005, la crise économique et les politiques d’austérité sont passées par là. Dans les « Zones Urbaines Sensibles » le taux de pauvreté est passé de 23,2% en 2005 à 38,4 % en 2014 et le chômage est aujourd’hui de 23,2% (42% pour les moins de 25 ans). Le Plan National de Rénovation Urbaine s’est avéré largement insuffisant pour changer en profondeur l’environnement urbain et social. Et les quartiers populaires souffrent toujours autant de la désertification des services publics, de l’insuffisance des moyens mis à disposition des écoles et de l’insuffisance criante des transports publics.

Les quartiers face à un racisme décomplexé

Le mépris, le racisme et le harcèlement policier viennent redoubler et aggraver les inégalités sociales

Avec la montée du FN et d’un racisme décomplexé  les quartiers sont encore plus stigmatisés qu’en 2005. Désormais, les habitants sont en plus confrontés à une islamophobie systémique. Les racailles qu’il faut « nettoyer au karcher », les éternels « migrants » qu’il faut « renvoyer chez eux en charters » sont désormais en plus soupçonnées d’être des terroristes islamistes. Et comme un symbole c’est Malek Boutih qui se dévoue pour dire à voix haute ce que beaucoup de racistes disent tout bas sur ce qui a changé dans le regard porté sur les quartiers depuis 2005: «dix ans après ce ne sont plus des émeutiers, ce sont des terroristes.».

Un antiracisme divisé et en crise

Il faut le dire, cette marche s’est heurtée au scepticisme voir à l’hostilité d’une partie de la gauche. Certes, il y a dans les secteurs qui ont mobilisé pour cette marche une profonde méfiance par rapport aux organisations politiques y compris de gauche, une méfiance alimentée par la peur de la récupération politique. Mais  contrairement aux sarcasmes de certaines franges « républicaines », ce sont  les organisations à gauche du PS qui ont été sollicités et qui ont soutenus la marche et il n’y a pas eu de « vases communicants » ou d’alliance avec la droite ou l’extrême droite.

Il n’empêche, la plupart des organisations antiracistes « traditionnelles » comme le MRAP, la LICRA ou SOS Racisme ont exprimé clairement les désaccords qu’elles pouvaient avoir avec une partie du mouvement antiraciste en refusant de participer à cette marche. Sauf que, signes de la profondeur de la crise qu’elles traversent elles ont été incapables de prendre elles-mêmes une autre initiative y compris sur leurs propres bases par rapport aux 10 ans de la révolte de 2005.

Heureusement plusieurs partis politiques de gauche (Ensemble, le PG, le PCF, le NPA, EELV…) étaient  présents à la marche même si au final leur mobilisation était relativement modeste

Par contre, côté PS et côté gouvernement, les réactions sont allées parfois jusqu’à la franche hostilité. Ainsi, le délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, Gilles Clavreul, a violemment critiqué cette marche dénonçant «une mobilisation identitaire et anti-républicaine» et accusant les organisateurs de ne pas être «sur le terrain» et pire, d’«encourager les débordements racistes, antisémites et homophobes».

Tout est fait encore une fois pour dépolitiser et stigmatiser voir criminaliser une révolte. Un peu comme il y a 10 ans face aux « évènements » de 2005. Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur répétait à l’envie que « 75 à 80 % » des « émeutiers » interpellés étaient des « délinquants bien connus » et que ces « émeutes » traduisaient leur volonté de « résister à l’ambition de réinstaurer l’ordre républicain ». Pourtant,  une étude des comparutions immédiates au tribunal de Bobigny montrait l’exact contraire.

Malgré ces multiples tentatives de dépolitiser toute révolte venant des quartiers, la marche a réussi à s’imposer comme un élément incontournable de la recomposition politique du front antiraciste. Qu’ils aient marché ou non avec les manifestants, qu’ils aient soutenu, signé ou même dénoncer l’appel, toutes celles et tous ceux qui cherchent à construire un front antiraciste large ne pourront pas faire sans la marche ou tout au moins sans les secteurs qui l’ont porté.

Au passage, la marche pour la dignité aura réussi  à imposer largement un terme relativement nouveau dans les  luttes antiraciste, la dignité.  Il vient compléter et approfondir les revendications d’égalité, et surtout il s’oppose frontalement à un antiracisme parfois misérabiliste et compassionnel voir paternaliste  qui maintient celles et ceux qui sont confrontés au racisme dans une position subalterne.

Construire un front antiraciste large

Plus généralement, il y a un vrai débat stratégique à avoir sur la construction d’un front antiraciste large et sur les meilleures manières de l’articuler avec les autres fronts de résistance. Il faut faire vite alors que les fractures au sein du mouvement antiraciste risquent de s’approfondir avec de plus en plus, d’un côté les organisations traditionnelles du mouvement social et de l’autre les collectifs et associations qui regroupent essentiellement des « discriminés ». A nous de réagir rapidement, en nous liant avec les luttes des quartiers, à nous de mettre au premier plan les revendications spécifiques des populations discriminées, à nous de reconstruire la confiance. C’est le passage obligé pour redonner au mouvement social dans son ensemble la capacité à répondre à l’offensive austéritaire et réactionnaire des classes dominantes. Qu’attendons-nous ?

Laurent Sorel, Emre Öngün

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